Interviews

En premier, l’interview donnée à "50 nuances de bleu" En second, beaucoup plus bas, l’interview donnée à "L’oreille absolue"

Interview sur le blog « cinquante nuances de bleu » parue en décembre 2012. Interview réalisée par Bertrand Redon.

http://bertrandmusics.blogspot.fr

Voir le lyonnais Jean-Louis Prades interpréter en concert un morceau comme Bienvenue est une expérience étonnante d’intimité, d’apaisement, produisant une émotion chaleureuse et dégageant une intensité quasi-dramatique. Les notes se prolongent sous l’effet d’un gadget électronique et de la voûte de cette église toulousaine réhabilitée. On est subjugué par son jeu de guitare, inspiré de Bill Frisell et du jazz, on ne peut s’empêcher d’être happé au cœur des mélodies, de vouloir remonter à leur source, tout en se laissant aller à leur enveloppement. Depuis plus de dix ans, Imagho c’est aussi des albums en forme de plongée vertigineuse dans l’imaginaire du compositeur lyonnais. Inside Looking Out est tour à tour inquiétant et rassurant, le plus souvent réconfortant, obsédant et fantasmagorique. Les mystères de cet album se lovent dans nos oreilles, même dans la distance, comme lorsqu’il s’agit d’une fanfare s’exerçant dans une école de musique, enregistrée depuis la rue à Silves, au Portugal (dans Silves) ou des syllabes envoûtantes d’un poème suédois sur Septentrion. Il faut accepter d’être transporté, dérouté, et finalement rassuré par les mélodies de guitare contemplatives que l’on découvre au détour d’une curieuse lamentation. Avec Imagho, Jean-Louis Prades enregistre une musique libérée. Une musique au sein de laquelle se perdre, comme une escapade nocturne, aux destinations multiples, dont la trajectoire sonore embrasse l’art du field recording, l’improvisation, la matière progressive du folk le plus inédit. Elle semble laisser entendre les origines de la révolution calme que j’ai recherchée en proposant cet article. Elle contient tout l’appel intérieur, toute l’introversion qui rapprocherait Imagho et Lunt ou encore Half Asleep. Je n’ai pas posé à Jean-Louis Prades la question concernant le best-seller américain, Quiet : The Power of Introverts in a World that Can’t Stop Talking. Au vu de l’enthousiasme qu’il a mis à répondre à ces quelques questions, la réponse à cette question serait sûrement longue - même s’il s’avérait qu’Imagho était le projet d’un artiste introverti.

Inside Looking Out, qu’est-ce que ça signifie pour toi ?

Il s’agit d’appréhender l’extérieur en le regardant depuis un endroit fermé, comme derrière une fenêtre, ou dans une bulle. Le premier artwork pour cet album était une photo de l’océan prise depuis la meurtrière d’un bunker : beaucoup de noir et un trait horizontal dans lequel on voyait le bleu de l’océan et, plus clair, le bleu du ciel. A l’époque de cet album j’étais passionné par les field recordings, ces enregistrements faits « sur le terrain ». En mêlant la musique et les field-recordings, j’espérais retrouver à l’écoute les sensations ressenties dans les lieux dans lesquels ils avaient été capturés, et j’espérais que les auditeurs se sentiraient transportés dans cet ailleurs : dans mon esprit, l’écoute de ces morceaux devait permettre de « voir » ces lieux aussi clairement qu’en les regardant par une fenetre, sans bouger de chez eux ni même savoir où la musique les emmenait.

Imagho se définit comme un projet ouvert. Cette ouverture semble s’effectuer d’abord du point de vue musical : tu explores différents genres musicaux…C’est aussi une ouverte vers l’extérieur, vers les collaborations. Dirais-tu cette possibilité de collaborer est primordiale pour Imagho, et pourquoi ?

Imagho a toujours été mon projet solo, et j’y tiens car je veux avancer à mon rythme, sans rendre de comptes à personne. Je suis parfois boulimique de travail, d’autres fois pas du tout. J’ai participé à beaucoup de groupes au fil des années, et c’est toujours beau de partager un projet avec de gens, mais il y a fatalement un moment où il faut composer avec les disponibilités et les envies des uns et des autres, et ça coince quasiment toujours. Malgré tout, j’adore jouer avec d’autres gens, d’où mon besoin de collaborations sur mes disques. Je sollicite les musiciens qui jouent sur mes albums quand je pense qu’ils pourront apporter quelque chose, un son, un savoir-faire. Il s’agit la plupart du temps d’amis qui sauront jouer d’un instrument que je ne maitrise pas (le saxo de Daniel Palomo Vinuesa, les rythmiques electro de Cyclyk), ou qui apporteront une couleur qui ne me viendrait pas (la voix et le ukulelé de David Fenech). Dans ces cas-là, je propose mon morceau et les laisse libres de faire ce qu’ils souhaitent, je ne dirige pas du tout leur intervention. Il arrive aussi que j’aie envie de collaborer sur plus qu’un titre : dans ce cas, il ne s’agit pas d’inviter quelqu’un sur ma musique mais de créer quelque chose ensemble. Nous baptisons ces collaborations de nos noms respectifs, comme Fragile_imagho, Ultramilkmaids/imagho, FrzImagho. Une collaboration de ce type est en cours avec un excellent musicien, mais c’est un secret pour l’instant.

Et cependant, tu composes enregistres et mixes l’album seul. Sans aide extérieure ?

Oui je me débrouille tout seul, pour avoir la maîtrise du processus, et puis par facilité aussi. J’ai pensé à une époque qu’avec plus de moyens je ferais des prises ou du mixage en studio, mais en fait je préfère faire tout tout seul. Au fil du temps j’ai développé des compétences, j’ai acquis du matériel, j’ai maintenant mon propre studio... Je m’appuie, quand je suis sur le point de finir un album, sur deux paires d’oreilles critiques auxquelles je fais toute confiance, celle de Franck Lafay (ma moitié dans Baka !) et celle de Gilles Deles (aka Lunt), qui écoutent mon travail et m’aident à voir ce qui reste à accomplir... mais les décisions finales m’appartiennent toujours.

Comment s’est passée la rencontre avec We are Unique records ? T’ont t-ils fait des suggestions pour l’enregistrement de l’album ?

Je suis sur Unique records depuis l’album de Baka ! sorti en 2003. Imagho n’était pas sur Unique car j’étais à l’époque chez FBWL, mais Baka ! n’avait pas de label et Gérald Guibaud et Gilles Deles avaient accroché sur cet album, alors nous les avons rejoints. Gérald est un grand, grand fan de Nocturnes, le second disque d’Imagho. Quand j’ai terminé Inside Looking Out, FBWL avait mis la clé sous la porte, alors j’ai demandé naturellement à Unique s’ils étaient intéressés, et c’était le cas. We Are Unique ne fait pas de suggestions aux musiciens, nous sommes entièrement libres sur le plan artistique. De toute façon l’album était fini quand je le leur ai proposé.

Tu as sorti des albums sur plusieurs labels, et tu joues dans de nombreux groupes. Pourquoi se partager autant et ne pas se consacrer avec plus d’exclusivité à un projet ?

Parce que j’aime écouter toutes sortes de musiques et que, par voie de conséquence, j’aime jouer différentes choses. Je ne veux pas me priver. Mais depuis 2010 je ne joue plus dans aucun des groupes dont j’étais membre auparavant : FrzImagho a arrêté en 2008, Blinke (un duo de guitares) a été dissous en 2010, Sketches of Pain et Secret Name c’est de l’histoire ancienne aussi. Il ne reste que Baka !, qui se réunit sporadiquement et produit quelques morceaux, comme celui pour la compilation des 10 ans de We Are Unique, ou plus récemment pour le tribute à l’album Beaster de Sugar sorti chez A Découvrir Absolument. Dès que j’en ai l’occasion, je sors dehors et je joue avec d’autres gens, sur des projets à court durée de vie, comme le We Are Unique Ensemble qui a été une expérience extraordinaire, ou je participe à des projets autres, comme des musiques de théatre ou des spectacles avec des comédiens. Mais Imagho est le seul projet qui soit inscrit dans la durée.

Peux-tu citer des albums qui ont pu influencer ta façon de composer et de jouer, concernant Imagho ?

Je pense que « step across the border », la BO du film du même nom consacré à Fred Frith, m’a énormément influencé. Je l’ai découverte à sa sortie et c’était nouveau pour moi, l’absence de hiérarchisation entre sons, notes, « bruits », musique... Gastr del Sol a été une influence certaine aussi pour la musique d’imagho. En ce qui concerne mon jeu de guitare, je pense que mon influence principale est Bill Frisell, et d’ailleurs son album Where in the World m’a servi de référence tout au long de la conception de mon nouvel album. Mon jeu est passé par plusieurs phases, qui ont toutes laissé quelques traces : Robert Fripp m’a influencé, son travail avec Eno, dans King Crimson ou en solo, Adrian Belew aux débuts, notamment avec Talking Heads, la paire Ranaldo-Moore aussi, Justin Broadrick (dans Final), Fennesz aussi, Nick Drake... Il y en a beaucoup...

Comment se déroule l’enregistrement d’un album d’Imagho ? Est-ce que ça demande un certain état d’esprit pour enregistrer ?

Je différencie l’enregistrement d’un morceau et l’enregistrement d’un album. En ce qui concerne les morceaux, tous ne se font pas de la même façon : il y a ceux qui sont écrits, et répétés, et pour lesquels l’enregistrement est une façon de leur donner une forme définitive, et puis il y a ceux qui viennent sur le moment, inspirés par un son, un effet, une boucle que je crée, ou une improvisation. Ceux-ci sont impossibles à reprendre plus tard. C’est là que le fait d’avoir un studio à disposition est un vrai plus : quand je sens qu’une idée débouchera sur un morceau, je n’ai qu’à brancher les micros et le morceau est enregistré. L’état d’esprit est vraiment important pour ces morceaux créés en une session, d’ailleurs je sens quand ils arrivent avant même de jouer, c’est comme si je captais une énergie particulière, une sensation de devoir aller jouer parce que quelque chose est là que je ne veux pas laisser filer. Pour les morceaux écrits et qu’il faut bien, au bout d’un moment, coucher sur bandes, la problématique n’est pas la même, cependant je veux absolument éviter les manipulations de studio comme les re-re (le fait de refaire une partie mal jouée sans reprendre la totalité du morceau, en rejouant juste un passage que l’on colle ensuite par-dessus l’erreur) : je veux jouer mes parties en entier, sans les trafiquer, pour que l’émotion soit la plus sincère possible, et pour ça il faut que je sois dans un « bon jour » quand je fais les prises ; de toute façon ça ne trompe pas, ça se sent en jouant si c’est bon ou pas, tant qu’on sent qu’on est en train de jouer un truc en vue d’un enregistrement, ça ne marche pas parce qu’on s’applique. C’est quand on se laisse porter par le morceau, qu’on oublie qu’on enregistre, qu’on joue vraiment de la musique. Pour l’enregistrement d’un album, il ne suffit pas de compiler des morceaux, il faut que le tout ait un sens, une atmosphère. Et là, clairement, quand je travaille sur un album, c’est un moment particulier, mais sur le long terme : je fais le tour des compositions dont je dispose, je garde celles qui ont des affinités, et j’écris au fur et à mesure les morceaux qui permettront de faire un « tout » - Je vis alors avec l’album et ne suis capable de rien faire d’autre tant qu’il n’est pas terminé.

Quelles sont les différentes émotions que tu voulais faire passer avec cet album ?

De la douceur, de la beauté : je disais ça déjà à l’époque de Nocturnes, pour l’artwork, j’avais demandé à Yann Jaffiol qui faisait la pochette qu’elle fasse le même effet que lorsqu’on est en terrasse, dans un lieu calme et agréable, un soir d’été... Je crois que c’est ça que je cherche à retrouver aussi dans Inside Looking Out, transporter les gens dans un sanctuaire, un endroit protégé et bienveillant.

Comment captures-tu et choisis-tu les sons qui figureront sur ton album ?

Si tu veux parler des sons « concrets », je les prends avec un minidisc data (qui enregistre au format CD) et un micro stéréo caché dans mes oreilles, ce qui me donne une belle image stéréo et me permet d’être discret car les gens autour de moi pensent que j’écoute un baladeur, alors que c’est eux que j’écoute ! Je ne me souviens pas de tous les fields recordings qui sont sur ILO mais la plupart ont été faits au Portugal en été. J’avais fait pas mal d’enregistrements là-bas et j’avais sélectionné ceux qui me plaisaient le plus. Mais je me suis heurté à une limite : je cherchais à recréer l’atmosphère d’un lieu et d’un moment en intégrant un enregistrement à un morceau de musique. Mais c’était un peu « plaqué » , un peu factice. J’ai ensuite essayé d’écrire la musique en écoutant les field recordings, mais ça ne marchait pas vraiment non plus. J’ai alors décidé d’emmener ma guitare en extérieur et d’enregistrer des morceaux directement dans le lieu, en accordant la même importance aux sons du moment qu’à la musique : j’ai donc placé les micros assez loin de la guitare pour qu’elle fasse partie du paysage sonore. Et pour que l’osmose soit totale entre la musique, le lieu et le moment, j’ai improvisé les morceaux en fonction de ce que je ressentais. Ces morceaux, enregistrés en sous-bois, au bord d’une source, dans une église, sous la pluie (protégé par un balcon) sont sortis sur le label allemand Fieldmuzick sous le titre « the travelling Guild » en 2009.

Peux-tu nous parler un peu des voix mystérieuses qui apparaissent sur l’album ?

Deux amis ont prêté leurs voix. La voix masculine que l’on entend sur « Lament » est celle de David Fenech, qui a improvisé un chant par-dessus ma guitare folk et son ukulélé. La voix féminine, que l’on entend sur « Septentrion », est celle de Vanessa Sarraf qui lit un poeme en suedois.

Comment penses-tu progresser sur le prochain album ?

C’est une question difficile, non pas parce que je ne sais pas, puisque le nouvel album est terminé et sortira début 2013, mais parce que je suis le plus mal placé pour critiquer et évaluer mon travail... Je peux parler des éléments techniques, de la « mécanique », mais pour l’artistique, je ne peux pas. Je dispose depuis 2 ans d’un studio, donc je pense que le son sera meilleur, plus travaillé. J’ai intégré des instruments que je ne possédais pas auparavant, comme la batterie et de vieux orgues des années 70. J’ai surtout choisi de travailler en direct le plus possible, sans utiliser les facilités de l’informatique : je n’ai jamais corrigé une erreur dans une partie et l’ai systématiquement rejouée en entier jusqu’à être satisfait du résultat. Ca a été surtout difficile à la batterie ! J’ai limité les instruments virtuels, notamment en ce qui concerne les claviers, et ai donc utilisé le plus possible mes orgues, branchés dans des amplis, comme on le faisait à l’époque : il n’y a que comme ça que ça sonne naturel, réaliste. J’ai aussi fait passer les instruments virtuels (pianos électriques surtout) par les amplis pour leur ôter leur coté aseptisé. Je ne possède pas de piano, de vibraphone ni de contrebasse, donc les quelques fois où ces instruments apparaissent je les ai joués à l’ordinateur, mais pour le reste tout est fait à l’ancienne, à la main, note après note. La tonalité générale de l’album est peut-être un peu plus jazz que les anciens, il y a plus de rythmes, l’instrumentation est plus riche et les arrangements sont plus fouillés, mais je l’ai voulu aéré et mélodique et, comme toujours, mélancolique.

Quel est ton meilleur souvenir concernant Imagho ?

Il y en a beaucoup, depuis 1997, et heureusement, tout ce temps passé à faire Imagho aurait paru long sans bon moments. Le meilleur est probablement la fois où, après avoir vu Fragile en concert, je me suis laissé convaincre par ma chérie d’envoyer une K7 de démo à Hervé Thomas. Nous étions grands fans de Hint, et j’avais trouvé Fragile tout aussi excellent. Il ne s’est rien passé pendant quelques semaines, et puis un jour un message m’attendait sur mon répondeur, c’était Hervé qui me disait qu’il avait aimé Imagho et qu’il me rappellerait pour faire « quelque chose » ensemble. C’était tellement inattendu, et j’étais (et suis toujours) tellement impressionné par son talent que ça m’a marqué au point d’enregistrer son message sur un minisdisc, que je dois toujours avoir quelque part ! Le « quelque chose ensemble » devait être un morceau en commun, nous avons finalement fait tout un album (« ombresombre »). J’ai eu beaucoup d’autres très bons moments, et je citerai récemment les premiers concerts d’Imagho en 2011, où je me suis rendu compte que ce projet était viable en live, et aussi celui de juin 2012 à Lyon où j’ai joué pour la première fois simplement de la guitare folk, seul, sans effets ni boucles, dans le plus simple appareil. L’écoute du public était telle qu’une personne s’est levée pour éteindre un ventilateur dont le bourdonnement le gènait. Moi qui pensais qu’un concert acoustique en solo était risqué, j’ai eu droit à une écoute parfaite et de très bons retours, j’en étais très touché.

Je prévois d’intégrer cette interview à un article appelé ’a quiet revolution’. Quel serait ton slogan pour une révolution musicale ?

Je n’aime pas les slogans, je trouve ça réducteur, c’est juste bon pour les manifestations et la publicité. Je préfère proposer un précepte : « ne perdez jamais le contact avec l’enfant que vous étiez ».

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Interview parue sur "L’oreille absolue" en janvier 2012, réalisée par Richard Robert

"Des petites capsules de temps"

De la catégorie des guitaristes qui ne se laissent pas dominer par leur outil, Jean-Louis PRADES, alias IMAGHO, est de ces instrumentistes désireux de célébrer avant tout les mystères et les vertiges de la musique et du son, par le biais de formes aussi évasives que singulières. Rencontre avec un homme à l’esprit et aux doigts libres.

Jean-Louis Prades (Imagho) : Derrière Imagho, il y a toujours eu une dimension ludique. J’étais déjà musicien depuis longtemps quand j’ai commencé ce projet en 1997. A l’époque, j’avais demandé à ce qu’on me prête un 4-pistes à cassette, pour travailler sur des compos de groupe de rock – avec boîte à rythmes, basse, guitare et chant. Mais très vite, je me suis détourné de ça, que je ne trouvais pas très intéressant, et je me suis mis à bidouiller la guitare en ralentissant les bandes, etc. C’est vraiment de l’outil qu’est née la musique d’Imagho. J’ai aussi toujours eu envie que les projets que je produis, notamment celui-ci, sonnent aussi bien que les disques que j’aime. Et j’ai également tenu à tout faire seul. Ce n’est pas que je n’aime pas les collaborations, bien au contraire [cf. ses projets Baka !, Sketches of Pain ou Secret Name ou encore son disque avec Lunt]. Mais ce sera seulement pour ce que je veux bien laisser faire. J’ai eu des projets complètement libres, comme par exemple le duo FrzImagho, où personne ne décidait de la direction, où l’on improvisait librement. Après, si je fais appel à des gens dans Imagho solo, c’est parce que je recherche une couleur particulière qu’ils pourront m’apporter, ou parce que j’aime leur univers et que, quoi qu’ils feront, je sais que ça me plaira. Là, c’est moi qui décide. Enfin, je refuse, peut-être par frousse mais aussi par volonté de décider, d’aller en studio. J’ai donc appris cet aspect des choses tout seul, via le 4-pistes, le 8-pistes, le 8-pistes numérique, le Mac et maintenant un home studio. Petit à petit, je me suis pris au jeu du travail sur le son. Je l’ai fait au départ pour Imagho, je le fais aussi désormais pour des groupes.

Le refus du studio, c’est par souci d’être maître de son espace et de son temps ?

Oui, je travaille beaucoup avec et par l’inspiration du moment. Si elle ne vient pas quand tu es dans un studio, tu vas forcément perdre ton temps. Pendant longtemps, j’ai préféré enregistrer moi-même des morceaux dont l’inspiration, l’idée et l’envie me plaisaient, même si techniquement il y avait à redire. Je savais de toute façon qu’en studio, je me serais mis la pression et je n’y serais pas arrivé. Aujourd’hui, je ne suis pas dans la perfection, mais j’arrive à une qualité sonore bien plus appréciable. Comme le studio est chez moi, que par ailleurs je bosse moins et que je dispose donc de plus de temps, je parviens à me mettre vraiment dans des moments où je peux produire au fil de mon inspiration, avec un son qui correspond à ce que je peux en attendre.

Tu intègres aussi des field recordings, comme dans ton dernier album, Inside Looking Out [2008].

Dans un premier temps, j’ai eu l’idée de réaliser d’abord la musique et de coller dessus ces ambiances captées avec deux micros, le tout étant retravaillé en studio. Dans un deuxième temps, j’ai choisi d’écouter les field recordings et de créer la musique en fonction. Et j’en suis finalement arrivé à me dire que le mieux, c’était de jouer de la guitare simultanément à l’enregistrement de sons ambiants, à l’extérieur. J’ai poussé le vice jusqu’à improviser. J’ai sorti un mini-album en 2009 [Travelling Guild, sur le label allemand Fieldmuzick] rien qu’avec cette matière-là.

Dans la pratique plutôt solitaire qui est la tienne avec Imagho, d’où te vient ce désir d’intégrer le monde environnant et de te placer toi-même en son coeur ? Est-ce une façon de te créer un partenaire, qui ne serait pas un être humain mais qui serait malgré tout vivant ?

Non, ce n’est pas ça. En fait, derrière Imagho, il y a l’objectif de créer des vignettes, des petites capsules de temps, des moments passés dans un lieu qui n’est pas forcément défini. C’est beaucoup plus simple de trouver une atmosphère en intégrant les sons et l’ambiance d’un véritable endroit. Il y a aussi le fait qu’en dehors de la guitare, je suis un passionné de prise de son. Enregistrer des sons à l’extérieur et les réécouter chez moi, c’est quelque chose qui me plaît. C’est une activité que je pratique en général quand je suis en vacances, que je suis détendu et que je vais dans des endroits agréables. Du coup, les vignettes que j’en tire ont aussi pour effet de me rappeler ces moments-là.

« Si j’ai un objectif, une chose sur laquelle je pourrais me retourner et dont je pourrais être fier à la fin de ma vie, ce sera d’avoir été musicien, et pas guitariste."

Tu as une palette sonore large et variée, dans laquelle peu de références extérieures viennent se glisser. Est-ce que tu as l’impression d’être totalement détaché de ce qui a pu t’imprégner, et que tu as peut-être été tenté d’imiter par le passé ?

En fait, c’est maintenant, alors que je contrôle mieux les outils qui me permettent d’enregistrer, de produire et de jouer, que je crains de ressembler à certains maîtres, d’emprunter des chemins qu’ils ont suivis et qui me plaisent. Avec les moyens dont je dispose, j’ai l’impression que si je veux faire du Untel, je pourrais y arriver – s’il n’est pas totalement hors de portée, bien sûr. Quand je dis Untel, je pense quand même à quelqu’un qui, d’une manière ou d’une autre, m’aura façonné. Je ressens ça par exemple avec Bill Frisell. Régulièrement, quand je fais écouter un nouveau morceau à mon entourage, je demande : "Ça va, ça ne sonne pas trop Frisell ?"… J’ai toujours adoré son phrasé, son univers, même si je ne le suis pas partout. Je pense notamment à Where in the World, une espèce de disque de jazz triste, lent, monochrome, que j’adore. Là, ça fait un moment que je travaille en vue du prochain album. J’ai acheté une batterie pour ajouter une section rythmique dans certains morceaux, c’est vers ça que je tends. Mais quand je réécoute certaines prises, je trouve que ça fait trop Frisell, et je balance tout. Ce qui me sauve, c’est que je jette beaucoup… Dans la catégorie des albums marquants, il y a aussi un disque un peu à part de Pat Metheny, que j’aime plus comme guitariste que comme musicien : il s’agit de Rejoicing [1984], avec Charlie Haden et Billy Higgins. Il y a là-dedans des ballades superbes, avec une caisse claire jouée aux balais, un tout petit peu de cymbales… J’adore l’ambiance de certains morceaux de ce disque, parfois je serais tenté de partir dans cette direction… Quand j’étais ado, je n’écoutais quasiment que du hard-rock. Je suis passé à côté de tout ce qui était indus, new wave… J’ai perdu mon temps ! Et puis un jour, à la cambrousse, en vacances, je suis tombé sur Jazz à Juan-les-Pins : pour une fois qu’il y avait de la musique à la télé, j’ai regardé. Et c’était précisément Pat Metheny dans cette formule en trio. Je m’en souviens encore… En tout cas, pour le prochain album qui est en préparation, ces deux disques sont comme des phares. Et quand je suis trop dans ces phares, je m’en écarte. La batterie est d’ailleurs en train de disparaître peu à peu des morceaux que j’ai gardés. On verra le temps que ça me prendra. Peut-être qu’il me faudra encore un an ou deux avant d’être satisfait.

Auparavant, ton insouciance ou ton inexpérience t’auraient donc mis à l’abri de la tentation du mimétisme ?

Oui, je crois que j’étais plus proche de ma nature première. Et puis je n’avais pas sorti de disques, eu de retours. Et c’est quelque chose qui, sans aller jusqu’à te façonner, te conditionne quand même un peu. Tu as l’impression qu’on – sans savoir qui est ce "on" – attend quelque chose, mais tu ignores de quoi il s’agit. C’est très dur d’en faire abstraction, d’autant plus que ce vers quoi je pars en ce moment n’a vraiment rien à voir avec ce que je faisais avant. Je me pose donc un peu la question de la réception qui en sera faite. Cela dit, je ne suis pour l’instant qu’au milieu du processus. Si ça se trouve, le résultat sera totalement différent de ce que j’imagine actuellement.

En tant que guitariste, tu t’inscris dans une logique de dépassement de l’outil : tu es musicien avant toute chose – un musicien qui utilise les potentialités des guitares et des sons qui peuvent en être tirés. Est-ce une approche que tu as adoptée très tôt ?

Non. Ado, comme je le disais, j’écoutais du hard rock. Une nuit – je devais avoir 14, 15 ans –, j’ai rêvé que je jouais Eruption de Van Halen dans un magasin de musique et que tout le monde me trouvait génial. Dans la semaine, je m’achetais une guitare… J’étais donc à fond dans l’imagerie et le folklore de l’instrument. J’ai appris à jouer comme j’ai pu, et dans le premier groupe de rock dans lequel j’ai joué, j’avais clairement pour fonction d’être guitariste. J’ai rencontré ensuite un batteur, et nous sommes partis dans une sorte de jazz électrique qui, heureusement, n’était pas de la fusion. Là, j’ai commencé à composer et à penser en ambiances. Ça a aussi coïncidé avec l’époque où j’ai découvert Ravel, Debussy, Stravinski, dont je suis grand amateur. Avec eux, la question de l’instrument ne se pose plus : il s’agit de masses, de plans, de couleurs. Tout ça a progressivement changé mon esprit et mon approche. J’ai aussi toujours été passionné par les effets, qui au bout d’un moment diluent complètement l’instrument et m’ont permis de m’affranchir des limites de la tessiture de la guitare. Est arrivé un stade où j’ai plus joué de la nappe que de la note. Petit à petit, avec les outils d’enregistrement, j’ai aussi ouvert mon champ. Mais je dirais que mon esprit s’est ouvert par paliers. En 2000, sur le premier album d’Imagho [Images des mondes flottants], qui contenait pas mal de parties de nappes, j’avais jugé utile de préciser que je n’avais pas utilisé de synthés : c’était important à mes yeux de montrer que c’était un disque de guitare. Sur le dernier, il y a des morceaux qui ne contiennent pas une note de guitare… Aujourd’hui, je ne peux même pas dire que mes idées me viennent à la guitare et que je les transpose sur d’autres instruments : elles me viennent tout autant derrière une batterie, un orgue… Je reste passionné de guitare, et je peux discuter pendant des heures avec des guitaristes qui ont des guitar-heroes, parce que je parle un peu le même langage. Mais si j’ai un objectif, une chose sur laquelle je pourrais me retourner et dont je pourrais être fier à la fin de ma vie, ce sera d’avoir été musicien, et pas guitariste. Ce n’est vraiment pas la même chose.

Au fil du temps, tu t’es donc forgé ce principe que la musique prime sur l’outil.

Abolument. La musique correspond à l’idée, au concept ou à l’envie, là où l’instrument, pour moi, correspond plus à l’apprentissage. J’ai appris tout seul, et je suis très méfiant de tout ce qui est académique, y compris des écoles de musiques actuelles. Je refuse donc d’y mettre les pieds, alors que ça me ferait peut-être du bien d’apprendre à lire la musique, par exemple. Mais j’ai des réticences à ce que quelqu’un me prenne en main, j’ai peur qu’on me déteigne dessus… J’ai cette impression que l’instrument, avec beaucoup de travail, c’est à la portée de tout le monde. Après, la composition, et encore après la création d’univers, là c’est le boulot du musicien, et ce n’est pas tout à fait la même chose. Je ne dis pas que je suis musicien, mais c’est en tout cas ce que j’aimerais devenir.

"J’essaie d’envisager ma musique comme un tableau où tout serait fondu, imbriqué et harmonieux, où il n’y aurait pas une couleur qui trancherait et serait mise en avant."

Vois-tu une dimension tactile, voire charnelle, dans ta musique ?

Je vois plutôt des images, ou des tableaux, dans ce que je fais. Donc quelque chose en deux dimensions, dans lequel le côté tactile n’entre pas trop. C’est pour ça que je parle souvent de la notion de "plans". Dans la musique contemporaine, on en parle sans arrêt, jusque dans le mixage de n’importe quel truc pop. Des effets dits "psycho-acoustiques" comme la réverbe sont faits pour avancer et éloigner les instruments les uns par rapport aux autres, créer des illusions de profondeur : on est bien là dans des questions de plans. Mais mon idée, c’est de créer des plans dans des espaces à deux dimensions. Le côté charnel, c’est peut-être dans la prise de son qu’il se trouve. Je ne veux pas que ce soit aseptisé, je tiens à ce qu’on sente le bois de la guitare, qu’on entende le tabouret qui grince quand je joue, le ventre qui gargouille… Il y a presque un côté hyper réaliste dans ce que je fais. En général, quelqu’un qui écoute une guitare ne va pas foutre son oreille contre la rosace. Mais dans mon cas, c’est comme si on venait se mettre contre l’instrument et en écouter la matière, la texture même. Je suis très attentif à ça.

L’instrument n’est pas derrière une vitrine.

Non, il n’y a pas de vernis. La musique n’est pas traitée pour être jolie. Disons qu’elle est travaillée pour être vraie… En même temps, c’est un peu se donner du mal. Je ne suis pas obligé de mettre les micros aussi près, de faire attention à ce qu’on perçoive autant les bruits parasites que l’instrument. Une de mes particularités, c’est qu’on entend tous les glissers de doigts. J’imagine que certains trouveront ça abominable, mais je m’en fous. Je ne sais pas comment font les autres guitaristes, s’ils se mettent du talc, s’ils lèvent bien les doigts avant de les reposer… En tout cas, je tiens à ce qu’on entende le matériau.

Naître à la musique par le hard rock, grandir avec le jazz, découvrir Ravel et Debussy... Comment expliques-tu que tu ais ainsi échappé à l’enfermement et à l’immobilisme du goût et de l’oreille ?

Il y a des passeurs, des musiciens qui transmettent ces choses-là, soit par leur travail, soit par des interviews, soit même par des rencontres. C’est un peu tarte à la crème, mais si je suis sorti du hard rock à un moment donné, c’est aussi parce que le père du guitariste avec qui je jouais dans le groupe avait les vinyles de Pink Floyd. On écoutait notamment Wish You Were Here, avec toutes ces intros avec des bruits, etc ; ça, tout de suite, ça m’a attiré l’oreille, ça m’a donné envie de creuser dans cette voie. Après, mon passage au jazz a dû se faire par des groupes de fusion un peu abominables comme Uzeb ou Sixun, qui jouaient de manière très virtuose avec un peu de distorsion. Et puis, à force de voir le nom de Coltrane cité à longueur d’interviews, je m’y suis mis, et forcément ça a été un choc. Je ne sais plus en revanche comment je suis arrivé à Ravel et Debussy. Mais je sais que j’ai une grande passion pour Edgard Varèse, et là ça vient clairement de Zappa, sur lequel on tombe forcément à un moment ou à un autre quand on vient du hard rock et qu’on passe par le jazz. Zappa, c’est une musique compliquée à dessein, gratifiante parce qu’on a l’impression d’écouter quelque chose de plus sophistiqué que ce qu’écoutent les copains, et des albums sur les pochettes desquels figure toujours une citation de Varèse. Après, on écoute Ionisation, Amériques, et on fait "Ouaaah"… Il y a aussi un côté cinématographique dans cette musique-là… Aujourd’hui, je ne lis plus trop la presse musicale, parce que l’essentiel du temps que je consacre à la musique, je le passe à jouer. Mais ça reste très important à mes yeux que les musiciens continuent de parler de ceux qui les ont influencés, parce que ça permet aux suivants de s’engouffrer dans des brèches. Je n’ai pas eu de grand frère ou de pote plus âgé qui, quand j’écoutais Metallica, m’aurait dit "Mais pourquoi tu n’écoutes pas Black Flag ?" Et quand j’écoutais du jazz, j’ai quand même eu une période très fermée, pendant laquelle je n’écoutais rien d’autre. J’ai découvert les Pixies après qu’ils ont splitté : tout le monde disait que c’était génial, mais j’estimais que c’était forcément nul parce que c’était du rock…

Au bout du compte, ce parcours t’a visiblement immunisé contre les dogmes, et notamment contre la dissociation entre la tonalité et l’atonalité, la mélodie et l’expérimentation : tout cela est présent dans ta musique, sans distinction hiérarchique.

En fait, je suis mon bon plaisir. Varèse a dit un jour : "Les airs sont le bavardage de la musique". Du coup, à l’époque où j’étais dans ce jazz plutôt électrique, j’avais embrayé à fond là-dessus, en me disant que je ne ferais plus jamais de mélodie, je créais des structures complètement alambiquées, qui n’avaient aucun sens. Mine de rien, la mélodie, ça paraît extrêmement simple, mais c’est quasiment ce qu’il y a de plus dur. C’est vraiment devenu une forme d’obsession, alors que, pendant longtemps, retranché derrière cette phrase de Varèse, j’ai été incapable d’en produire. Je me suis rendu compte que les morceaux très mélodiques me plaisaient autant que les morceaux plus abstraits. Et puis quand tu es d’un naturel plutôt tourné vers la mélancolie, tu peux le retranscrire aussi bien avec des nappes toutes grises qu’avec de beaux accords surmontés de mélodies : tout est possible, chaque moment dicte sa vérité.

Dans ton cas, la mélodie prend souvent des formes flottantes, étirées, voire fantômatiques.

Oui, ce n’est pas Carmina Burana… Il faut que ce soit subtil à mes oreilles – enfin, si Ravel m’écoutait, je ne pense pas qu’il trouverait ça "subtil" ! J’essaie en tout cas de ne pas être trop frontal. Volontairement, la mélodie n’est pas forcément mixée en avant. Je ne suis pas le guitariste soliste de mon groupe, si je puis dire. Quand je joue une partie de caisse claire qui sous-tend le rythme du morceau et que j’en suis content, j’aime autant qu’elle s’entende. D’ailleurs, comme je suis par principe content de ce que j’ai gardé, je veux que tout s’entende, et tout se retrouve au bout du compte plus ou moins au même niveau ! C’est un ensemble. J’essaie d’envisager ma musique comme un tableau où tout serait fondu, imbriqué et harmonieux, où il n’y aurait pas une couleur qui trancherait et serait mise en avant – et quand je dis "harmonieux", ça ne signifie pas forcément "tonal"… Sur mon travail comme sur ce que j’écoute, j’ai une exigence assez casse-pieds sur la justesse de l’instrument et la mise en place.

"J’en suis arrivé à me dire que j’essayais de faire du jazz sans swing ni virtuosité. Avec simplement la richesse des accords, un rythme plutôt basique et un minimum d’esbroufe."

Cette harmonie, tu la trouves aussi dans l’instantanéité de l’improvisation ?

L’impro, j’en ai fait énormément dans deux projets en duo, FrzImagho et Blinke. Avec FrzImagho, pendant trois ans, on s’est fait une ou deux séances hebdomadaires de deux ou quatre heures d’impro totale, avec chacun une guitare passée dans un laptop qui, au final, ressemblait à tout sauf à de la guitare. On ne parlait pas avant de jouer, on ne se regardait pas en jouant, on ne réagissait que par l’oreille. Il n’y avait pas de canon, d’esthétique définie, on avait simplement envie de jouer ensemble. A égalité avec Franck Badol, un batteur de jazz avec lequel j’ai beaucoup joué, c’est avec Frz que j’ai pris le plus de plaisir à jouer ma musique. On a donné quelques concerts, puis on a essayé de sortir un album, et comme ça n’a pas intéressé grand monde, on s’est lassé et on a arrêté. J’ai remonté un projet similaire avec Florian Antoine, guitariste du groupe Keiko Tsuda, mais sans laptop, uniquement avec des amplis et des pédales. C’était tout aussi grisant que FrzImagho, mais en plus pêchu et anguleux. Et là, en un an d’activité, aucun retour, rien. J’avais pourtant le sentiment qu’on produisait une musique intéressante. Par la suite, j’ai essayé de monter un set live d’Imagho complètement improvisé, mais en ayant en tête de produire quelque chose d’aussi léché que ce que je peux fixer sur disque. Il m’a fallu du temps, mais je suis arrivé à quelques enregistrements qui me plaisaient bien. J’ai envoyé ça à un label qui, en gros, m’a répondu que c’était nul. Ça m’a gonflé. L’impro totale, je n’en fais donc presque plus, même si je laisse une place à l’impro dans mes concerts en solo. En revanche, quand je joue un concert avec un groupe ou un projet qui me plaît, je m’arrange pour qu’on ait une troisième partie de soirée où on peut en faire. Je ne suis pas croyant, mais je dois dire que quand tu es sur scène avec quelqu’un avec lequel tu ne parles pas, que tu ne regardes pas, et que tu improvises une musique qui tient debout, tu as l’impression que c’est Dieu qui te la dicte. Elle te vient d’ailleurs, elle te sort par les doigts sans même que tu l’aies réfléchie, et c’est très excitant. Mais je ne suis pas un improvisateur de la trempe d’un Derek Bailey ou d’un Arto Lindsay. L’impro est une passion, mais ce n’est pas un moteur. C’est un moyen, un outil, et c’est pour moi plus une forme qu’un langage.

Dans cette volonté de créer des capsules de temps et des vignettes où la sensation et l’émotion sont primordiales, te heurtes-tu parfois à l’impression d’être dans le mensonge, voire à des constats d’échec ?

Ah ! oui, bien sûr… Mais c’est quelque chose de salutaire de se critiquer et d’élaguer. Chez moi, c’est presque trop… Il y a des faits de la vie personnelle et professionnelle qui ont fait que, depuis 2008, je n’ai toujours pas finalisé le successeur de l’album d’Inside Looking Out. Mais c’est aussi parce que je me juge tout le temps, que j’efface beaucoup. Loin de moi la posture qui m’amènerait à jouer de l’impro en concert et à dire : "C’était génial". L’un de mes maîtres, Fred Frith, a dit que, quand on fait de l’impro libre, on s’adresse à un public capable de supporter 30 minutes de merde pour 5 de bonnes… D’une certaine façon, ça décomplexe. A ceci près que les gens, à juste titre, accepteront plus facilement 30 minutes de merde de Frith que d’Imagho ! Quand tu peines en concert, quand tu sens que ça ne prend pas, c’est horrible. Tu te dis que tu as bossé pendant des années pour arriver à ce ratage…

Mets-tu une dimension narrative dans ta musique, y vois-tu la trace d’un récit, même fragmentaire, elliptique ou à moitié effacée ?

Non, le récit, pour moi, est vraiment lié au mot, qui lui-même est relié à la logique. Je joue plus sur le sensible que sur le sens. Il y a une construction, une volonté de ne pas être monotone, d’apporter des cassures et des relances, mais ce n’est pas de la musique à programme, ce n’est pas Le Carnaval des Animaux. J’ai un bagage hérité de l’époque où je jouais du jazz, une connaissance des harmonies, des substitutions et des renversements, qui apporte peut-être un arrière-plan plus cérébral. Mais je ne cherche pas à raconter quoi que ce soit. Je pars en général du son, des accords et des arpèges, jamais d’une mélodie que j’harmoniserais ensuite. A partir de là, ça se construit tout seul, sans plan. Je n’en suis plus comme autrefois à prendre un crayon pour élaborer des structures musicales. Je vise autant que possible l’émotion et la modestie. J’en suis aussi arrivé à me dire que j’essayais de faire du jazz sans swing ni virtuosité. Avec simplement la richesses des accords, un rythme plutôt basique, et un minimum d’esbroufe.

Imagho reste donc un projet essentiellement solitaire : imagines-tu l’ouvrir à des partenaires ?

Par échange de fichiers et par sessions communes, j’ai été amené à travailler avec des gens talentueux comme David Fenech, Hervé Thomas de Hint, Gilles Deles de Lunt, Yann Jaffiol de Ultramilkmaids, Moinho, Cyclyk ou Daniel Palomo Vinuesa, qui m’ont beaucoup apporté et sont devenus des amis. Mais pour ce qui est d’une collaboration sur le long terme, en vue d’un set live d’Imagho, là, je suis un grand déçu du partenariat musical. En dehors d’Imagho, j’ai eu des expériences très réussies, comme par exemple avec Sketches of Pain, un trio de noise avec des bandes un peu indus, ou avec Frank Lafay et notre duo Baka !. Mais ce n’était pas mes projets personnels : on se retrouvait pour jouer autre chose. A une époque, j’ai cherché des musiciens pour jouer sur scène avec Imagho, et ça a été l’enfer. Parce que ce sont mes compositions, que je sais comment elles doivent sonner ; et en même temps je me refuse à donner des directives, je tiens à ce que les gens s’expriment. Mais dès qu’on sort d’une certaine forme d’économie, ça ne me plaît plus. Du coup, très vite, ça s’arrête… Je suis un peu frustré de ne pas avoir de section rythmique. J’aimerais bien avoir un batteur et un contrebassiste, et si possible Charlie Haden et Billy Higgins… Or, je ne connais pas de musiciens hors jazz qui puissent jouer comme eux, et je ne connais pas de musiciens de jazz qui veulent jouer sans swing ni virtuosité, qui poserait une note par mesure… Le batteur dont je parlais plus tôt, Franck Badol, est décédé l’an passé. Je ne m’en remets pas. Avec lui, j’aurais rejoué avec plaisir.

"Mon objectif final, c’est le peintre zen avec un seul trait. Mais je suis encore très loin de mettre autant de silence dans ma musique. L’épure, c’est un boulot très dur."

Tu travailles sur un projet qui intègre des textes de l’écrivain américain Richard Brautigan, lus par la comédienne Sabrina Lorre. Comment s’est opérée cette attirance pour le verbe, plus littéral que peut l’être le langage musical ?

Brautigan, c’est une obsession depuis longtemps. Je l’ai découvert justement grâce à Franck, à une époque où il était dans un circuit un peu théâtre. Nous avions lui et moi participé en tant que musiciens à des lectures publiques, avec des comédiens qui lisaient des textes. Il y avait du Brautigan, du Carver… Ça m’a beaucoup marqué. Depuis le premier album d’Imagho, il y a mention du nom de Brautigan sur mes disques. C’est l’auteur que j’ai le plus relu. Lorsque je le lis, je me mets dans une atmosphère et un état qui correspondent un peu aux ambiances que j’essaie de poser avec ma musique. Une forme de nostalgie, de douceur, un côté bucolique… Je ne ferai jamais du dubstep, ce que je joue n’est pas urbain. Si je veux penser à une ambiance dans laquelle je me sente bien, c’est à la nature que je pense ; pas à la ville. Brautigan, c’est un peu l’écrivain d’une Amérique révolue, de vieilles bagnoles rouillées… C’est pas Bret Easton Ellis. Je suis vraiment passionné par les écrivains américains, mais lui est à part. Et il reste malgré tout assez peu connu. S’il s’agissait d’Albert Camus ou du Petit Prince, je ne les mettrais pas en musique : tout le monde ou presque les connait, s’en est forgé une image, ils sont intégrés dans l’esprit des gens… Brautigan, je peux aider à le faire connaître, la trace qu’il a laissée et qui ne doit pas disparaître. Il n’y a pratiquement plus qu’en France qu’il est édité et que son oeuvre est disponible. Aux Etats-Unis, on ne trouve plus ses bouquins qu’en occasion. Je l’ai lu en français, en anglais, dans les deux cas son univers et son écriture me touchent. Et ça me fait venir des images. Ça me ramène un peu à Frisell, qui a exploré, surtout récemment, l’americana. C’est cette musique-là qui me vient naturellement, facilement, sous les doigts. C’est plaisant, parce que je ne me force pas. Quand je lis Brautigan, j’ai envie de mettre de la musique dessus ; et quand je suis derrière mes instruments et que Sabrina lit les textes, la musique vient toute seule. Lors de notre première répétition, on a mis en place neuf morceaux, que je n’avais absolument pas préparés et qu’on va retravailler, parce qu’ils me paraissent tous intéressants. Ça vient, comme ça. Comme si Brautigan débloquait quelque chose qui facilite le jaillissement de la musique. Pour répondre à ta question, il ne s’agit en tout cas pas d’amener le texte dans la musique, mais ce texte-là. C’est Brautigan, et pas Kerouac, Ginsberg ou les auteurs américains des années 70. Ce n’est pas un hasard.

A travers ta musique, il y a chez toi l’idée de donner corps à des traces du passé.

Il y a un côté nostalgique, oui. C’est bizarre, parce qu’il y a une vingtaine d’années, quand j’étais étudiant, je ne supportais pas la nostalgie. J’étais trop jeune pour la fréquenter, probablement. Et plus j’avance… Ce qui est drôle, c’est que je ne suis pas nostalgique de choses qui sont arrivées, mais de choses fantasmées. C’est pire, à la limite… Brautigan comble ça, en quelque sorte : si la nostalgie est une forme, alors il se love dedans. La nostalgie est comme le moule dans lequel il se serait modelé… Avec un ami anglais, Gordon Paul, j’ai enregistré un morceau, The Wind Blowing Across the Mirrors, dans lequel s’exprime ma fascination pour l’explorateur Ernest Shackleton, qui est parti en expédition au Pôle Sud, qui a vécu l’enfer mais qui a quand même ramené tout le monde vivant… Ça se passe il y a longtemps, dans un monde dont on a l’impression qu’il n’existe plus. C’est presque Adam et Eve, alors que ça ne date que d’un siècle. Et ça se passe dans le Grand Nord. A moi qui ai habité dans le Jura, qui adore le froid, la neige, le vent, cette histoire a parlé. Avec Gordon, qui avait choisi le texte, écrit par Shackleton lui-même, nous en avons fait une musique.

J’en reviens à l’idée que tu n’as pas peur d’aller à la musique par le vide, en retranchant plutôt qu’en ajoutant.

Je retranche vraiment ce qui me paraît en trop, ce qui me semble esthétiquement inintéressant. C’est plus une retenue qu’une austérité. Je n’en suis pas encore au less is more. Il y a quand même une notion de mille-feuilles dans ce que je fais, c’est plutôt à base de couches. C’est encore trop riche pour que je puisse vraiment dire que je tends vers le retranchement.

Il y a en tout cas une intensité, une énergie presque brute à jouer économe plutôt qu’à s’épancher. Un jour, Alan Sparhawk, du groupe américain Low, a dit qu’il y avait même quelque chose de violent à se restreindre, à viser le minimum.

Je n’en suis pas encore là. Mais Low est un modèle – ce n’est pas pour rien que j’ai monté avec ma compagne un duo folk du nom de Secret Name, qui est le titre de leur album le plus dépouillé, le plus tendu. Mon premier album s’appelait Images des mondes flottants, qui est le mot japonais pour "estampe" : mon objectif final, c’est le peintre zen avec un seul trait. Je peux aimer des disques très pleins comme Pornography des Cure ou Beaster de Sugar, mais je suis un passionné du silence et de l’espace, je suis fasciné par des gens comme Mark Hollis, par un disque comme Blemish de David Sylvian, ou par un groupe comme Earth, qui ne produit même pas du silence, mais de la mort de notes, de la disparition d’accords, que tu laisses résonner jusqu’à ce qu’ils s’effacent. Je suis encore très loin de mettre autant de silence dans ma musique, je ne sais pas encore l’effet que procure le fait de limiter au maximum son discours. L’épure, c’est un boulot très dur, qui n’est pas sans exigence et qui te confronte aussi à certaines peurs. J’ai encore du chemin avant d’espérer y arriver un jour. Disons que je suis en route.

Richard ROBERT